3500 m² pour aider les toxicomanes près de la Gare du Nord

Le centre intégré présenté dans la presse

06 décembre 2018, Le Soir

Par Arthur Sente

Un « centre intégré à bas seuil » offrira d’ici 2023 toute une gamme de services pour les usagers de drogues. Les plans du projet prévoient la prescription de diacétylmorphine, une héroïne médicalisée.

n endroit pour se reposer, remettre ses papiers en ordre, se faire soigner, voire consommer des produits stupéfiants dans un cadre sécurisé. D’ici quelques années, le futur « centre intégré à bas seuil d’admission » de Bruxelles offrira l’ensemble de ces possibilités aux personnes souffrant d’addictions. Derrière ce terme un brin jargonneux se cache en effet ce qui est sans doute l’un des projets les plus ambitieux jamais lancés en Belgique en matière d’accompagnement psychosocial et de réduction des risques liés à la consommation de drogue. Un bâtiment multifonctionnel de 3.500 m2 permettra d’assurer une série de missions, dont certaines sont inédites à ce jour.

Le projet a émergé d’une volonté conjointe du secteur spécialisé, de la Ville de Bruxelles et de la Région bruxelloise, qui l’avait déjà inscrit en filigrane dans son « plan global de sécurité et prévention » présenté en 2017. Ne restait « plus qu’à » en définir précisément les futures missions, mais surtout à trouver un lieu pour implanter le mastodonte. Si cela a pris un certain retard – initialement annoncée pour 2019, la mise en fonction est maintenant envisagée pour… 2023 – c’est maintenant chose faite. Le centre verra en effet le jour face à Tour & Taxis, derrière le port de Bruxelles. Un carrefour stratégique, situé en effet à quelques centaines de mètres du parc Maximilien, de la gare du Nord et des stations de métro Ribaucourt et Yser. « Il fallait se trouver le plus près possible de ce qu’on appelle dans le jargon les “scènes ouvertes”, soit les lieux consommation les plus difficiles », explique Muriel Goessens, directrice de l’ASBL Transit, structure bien connue dans le paysage bruxellois et mandatée par la Région pour coordonner, aux côtés de Médecins du monde et du Projet Lama, le gros des missions du centre intégré. « L’idée, c’est vraiment que le centre soit perçu comme une opportunité pour le quartier et non pas comme une menace qui viendrait encore plus stigmatiser un quartier », ajoute Laurent Maisse, coordinateur des missions de Transit. L’aval de Philippe Close (PS), bourgmestre de la Ville de Bruxelles, n’a pas été difficile à obtenir. Ce dernier rappelle en effet qu’il pousse depuis un moment pour l’installation d’une salle de consommation à moindres risques sur sa commune.

Touristes, migrants ou sans-papiers

Les coûts des ambitions bruxelloises en matière de prise en charge des addictions ne sont pas anodins : 5 millions, principalement à la charge de la Région, vont être injectés dans l’infrastructure, tandis que les coûts annuels de missions effectuées au centre sont pour l’heure estimés à 5,4 millions. 85 équivalents temps plein seront en effet nécessaires pour faire tourner le complexe, qui comprendra, entre autres, une maison médicale, un centre d’hébergement d’urgence à moyen terme (qui mettra notamment l’accent sur les usagers les plus âgés), un centre permanent d’écoute pour femmes ou encore un laboratoire de recherche et d’innovation. Le tout pensé autour d’une approche « très bas seuil », «  soit le fait qu’il n’y ait aucune condition administrative ou financière dans l’admission », explique Muriel Goessens. Touristes, migrants et personnes sans papiers seront donc les bienvenus.

Si plusieurs de ces dispositifs existent déjà dans une certaine mesure – et souvent dans un certain état de saturation – sur le territoire bruxellois, l’ambition est aussi d’héberger à terme des projets novateurs, comme un centre Tadam, c’est-à-dire de « traitement assisté par diacétylmorphine », une héroïne médicalisée offrant une alternative au traitement de substitution par méthadone. Si, dans l’idéal, le produit serait à la fois fourni et consommé sur les lieux, tout n’est cependant pas si simple. « Pour l’instant, nous sommes coincés par la loi, puisqu’il n’est pas encore possible de le prescrire en Belgique », reconnaît Laurent Maisse. Si l’on sait que le gouvernement fédéral actuel n’a pas l’intention d’inverser la tendance, les futurs administrateurs espèrent voir sortir la fumée blanche dans les années à venir. « En tout cas, on a prévu l’espace dans le bâtiment pour accueillir ce projet, de même que pour une salle de consommation (lire par ailleurs)  », conclut Muriel Goessens.

Une “salle de conso” à moindres risques

Imitant Liège, Bruxelles pousse pour la création d’une salle de consommation à moindre risque (SCMR) et prévoit d’en intégrer une dans le futur centre. Reste qu’un obstacle de taille se dresse encore entre la théorie et la pratique : la loi de 1921 sur les stupéfiants, qui interdit « la mise à disposition d’un local pour faciliter l’usage ». Face à ce risque, des signaux rassurants ont néanmoins été envoyés par le pouvoir judiciaire. Bernard Michielsen, premier substitut au Parquet de Bruxelles, déclarait ainsi en mars dernier que son institution ne prévoyait pas de poursuivre les personnes encadrant les usagers.

Centre de crise: «Le flux d’usagers a explosé depuis 2012»

L’ASBL Transit est devenue le véritable couteau-suisse en matière de soutien psychosocial et d’hébergement d’urgence pour personnes dépendantes.

“Quelqu’un saurait me dire si l’on peut attraper l’hépatite en sniffant ?” En cette veille de journée mondiale de lutte contre le SIDA, les usagers de passage dans le quartier général de l’ASBL Transit ont l’opportunité d’assister à une séance d’information sur la transmission de l’hépatite C. Pour illustrer leur question, les deux intervenantes invitées pour l’occasion font glisser sur leur « slide » une photo d’un homme feignant de renifler à la paille une grande trace d’écume blanche laissée sur une plage. Éclat de rire général dans la salle, preuve que l’on peut visiblement parler de drogues à des consommateurs compulsifs sans pour autant faire dans le mélodramatique ou dans la culpabilisation.

Dans ses locaux situés dans le haut du quartier nord de Bruxelles, à une vingtaine de minutes de la gare, l’organisation fait depuis une vingtaine d’années office de véritable couteau suisse en matière de soutien psychosocial et d’hébergement d’urgence pour personnes dépendantes. Avec, au cœur de ses activités, son centre de crise, à qui le futur centre intégré (lire par ailleurs) viendra notamment fournir un soutien complémentaire et bienvenu. En plus d’un centre diurne, où tout consommateur peut venir se reposer pour quelques heures au cours de la journée, 22 lits y sont en effet mis à la disposition des usagers en situation de détresse. Une fois acceptée – l’équipe étudie chaque jour les dossiers des demandeurs pour tenter d’analyser le niveau d’urgence de leur demande de prise en charge –, une personne peut rester ici durant 13 jours, à condition de ne pas toucher aux drogues sur place et de se plier aux horaires établis pour sortir consommer en dehors du centre, si besoin. L’occasion de se poser entre deux cures, de marquer une pause, ou d’entamer un projet, qu’il s’agisse d’une remise en ordre administrative ou d’une recherche de logement.

Il faudra ensuite plier bagage afin de laisser la place à d’autres usagers, même si la possibilité d’un retour existe, moyennant une période d’attente. « On a un taux de rotation assez important au niveau des prises en charge, ce qui est à la fois nécessaire et compliqué » nous explique Kris Meurant, coordinateur social, en nous faisant un tour du propriétaire. Ce soir, comme tous les soirs, le centre d’hébergement affichera complet. « Le flux d’usagers qui fréquentent le centre a explosé depuis l’hiver 2012-2013, ce qui nous met fréquemment à mal au niveau de la prise en charge » relève le coordinateur. « Pour vous donner une idée, on est entre 8 et 12 demandes d’hébergement par jour pour une à deux nouvelles places disponibles. » Pour plusieurs personnes qui fréquentent le centre, celui-ci fait pourtant office d’ultime bouée de sauvetage avant la rue ou les structures d’accueil d’urgence du Samusocial. Sans logement depuis 17 jours, Michaël passera ainsi la prochaine nuit dans sa voiture. « Je finis mon hébergement ce jour même. D’ailleurs, à 16h, je serai prié de quitter des lieux, » nous dit-il.

Comptoir d’échange

À l’image de l’approche qui sera celle du futur centre intégré, Transit varie déjà les approches pour alléger le quotidien des consommateurs. L’ASBL héberge notamment depuis 2000 l’un des 4 comptoirs d’échange présents en Région bruxelloise. Seringues, « Stericups » pour solubiliser l’héroïne, « Sterifilt » pour filtrer les germes potentiellement présents dans la préparation, pipes à crack… Tout le matériel stérile pour effectuer une injection ou une inhalation la plus sécurisée possible peut être obtenu sur demande à n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit.

Ici, le mot d’ordre est « réduction des risques », comme aiment à le rappeler Julien Fanelli, coordinateur institutionnel, et Bruno Valkeneers, directeur de communication. de l’ASBL. Faute d’usager sur le moment – pause de midi oblige –, tous les deux acceptent de jouer le jeu de la reconstitution, histoire notamment de démontrer que cette notion ne concerne pas que les consommateurs, mais aussi tous ceux qui, à un moment ou un autre, peuvent partager leur environnement avec eux. « Tu vois Bruno, si tu n’as pas la possibilité de revenir avec ton matériel, eh bien, tu utilises ce petit container qu’il te suffit d’ouvrir comme ceci » rejoue le premier dans le plus grand sérieux. « Tu prends comme ceci ta seringue utilisée. Tu n’es même pas obligé de la recapuchonner. Puis tu la mets dans le container, toujours avec l’aiguille vers le bas. Une fois qu’il est rempli, si tu n’as pas l’occasion de déposer le tout au centre, tu peux le jeter dans une poubelle blanche. Au moins, quelque part, tu as fait le job de penser aux autres et ça devient un projet de santé publique, qui n’est pas juste centré sur l’usager mais aussi sur le citoyen. »

Comme l’hébergement de crise, ce segment de l’activité de Transit doit aussi faire face à une demande en hausse. « Pour le comptoir, on est sur une file active de 700 personnes, en se basant sur les statistiques de 2017. Cela représente 3.700 contacts, » relève Julien Fanelli. «  Mais cette année-ci, ça a vraiment explosé. On est certainement entre 4.000 et 5.000 contacts à l’année. » D’où l’importance de multiplier les points d’accès. « Certains vont te dire que cela facilite l’usage, ou que ça en fait l’apologie, anticipe Bruno Valkeneers. Mais si on ne distribue pas ce matériel, ce n’est pas ça qui va faire arrêter les consommateurs de consommer. C’est la différence entre une réaction pragmatique par rapport à un phénomène de santé public et des discussions d’ordre moral sur des valeurs. »