Transit, un accompagnement sur ressort
Par Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, janvier 2019
Reproduction de l’article paru sur
www.cbcs.be
En écho à la publication « Hors-circuit » pour lutter contre le non-recours aux droits sociaux, focus sur le travail de Transit, structure d’accueil à bas seuil d’accès, spécialisée dans la prise en charge des personnes souffrant d’assuétudes aux stupéfiants, à l’alcool ou aux médicaments.
Mot du CBCS asbl: C’est pour mieux résister que nous vous proposons de faire dialoguer pistes de réflexion et travail de terrain d’aide et de soin à Bruxelles. Pour que l’un résonne en l’autre, pour que l’un et l’autre s’alimentent, mais montrent aussi leurs limites, les espaces manquants entre rêve et réalité pour un travail social renouvelé.
Pour avoir accès à la publication Hors-circuit en ligne, c’est par ici !
“Tout est fait pour tromper”
Cela ne te dérange pas si la journaliste assiste à notre entretien ?, demande Raphaël, travailleur social.
Oh, pas de problème, répond dans un sourire fatigué, Lucie. [1]
Au point où j’en suis, dit-elle en passant une main derrière sa nuque. Difficile de lui donner un âge : traits tirés, mais un look plutôt jeune : pantalon, blouse à longues manches, bottillons et sac à main en simili cuir à l’épaule. C’est la première fois qu’elle passe la porte de Transit. Elle souhaite être hébergée. Mais craint d’être coincée. Elle est inquiète, perdue…
On a téléphoné il y a 15 jours pour une demande d’hébergement. Mais j’ai entendu que je ne pourrais pas sortir… Ca ne va pas aller si je ne peux pas sortir…
Elle est là. Elle écoute. Mais elle n’est pas à l’aise. Elle est inquiète.
Raphaël : Logiquement, nous limitons les sorties pendant 2 jours. Et ce, pour faire connaissance, nous assurer que l’hébergement se déroule bien et que tu saisisses bien le fonctionnement du centre. Mais on va faire l’entretien en fonction de ta demande, de tes besoins. Et de ce qui est possible en fonction de notre règlement … Mais pourquoi tu veux sortir ?
Lucie : J’ai mes chats à nourrir, mon copain, régler quelques petites choses… Ca fait 10 ans qu’on vit ensemble en appartement. Il travaille, il a arrêté de boire, mais il fume aussi. Je pompe son énergie, ses sous, la totale. Je l’emmerde jusqu’à le réveiller pour lui prendre des sous. Je consomme 50 à 100 euros par jour. Je peux être très méchante.
Raphaël : Tu viens pour souffler, prendre du temps par rapport à ton couple ?
Lucie : L’histoire, je la fais longue ou courte ? …
J’étais héroïnomane à partir de 20 ans, maintenant plus. Cela fait 25 ans. Alcoolique à 13 ans …
Maintenant, je prends de la cocaïne en fix et 4 grandes Jupiler par jour. La cocaïne par injection, l’avantage, c’est qu’il n’y a pas l’odeur d’ammoniaque et il ne faut pas chauffer. Tout est fait pour tromper… Mais ça fait des dégâts, j’ai une pancréatite. Normalement, je ne peux plus boire. C’est lamentable, quoi ! Je devais entrer à Sanatia [Maison de soins psychiatriques], mais je n’ai pas de réponse …
Je suis dépressive.
Tellement lucide sur sa propre histoire. Sa propre déchéance. Comme un regard jeté avec désarroi sur ce corps qu’elle abîme, maltraite. Sans issue de secours.
Au fil de l’entretien, on apprend qu’elle est Belge, célibataire. Elle a été à l’école jusqu’en 3ème secondaire et touche 890 euros de la sécurité sociale (VIPO). Elle n’a pas ses documents d’identité. En 25 ans, elle a fait des passages en cure par Saint-Michel, l’ULB, l’Hôpital d’Ixelles, …
Raphaël : Je peux te donner une réponse vers 15h, après la réunion avec mes collègues. Si tu fais une demande d’hébergement, nous te demandons de patienter dans le centre jusqu’à la fin de cette réunion. Le temps de vérifier s’il tu as besoin d’un traitement, de t’expliquer notre Règlement d’Ordre Intérieur et de nous assurer que tout se passe bien avec nous. Dès que l’équipe donne la réponse à ta demande d’hébergement, tu pourras décider si tu restes ou non. Si tu ne sais pas attendre 15h, vas-y, il n’y a pas de souci, et repasse dès demain, si tu le souhaites.
Lucie : Je dois rentrer chez moi avant. Ranger mes affaires, prendre des vêtements, ma prothèse dentaire, nourrir mes 2 chats … Vous ne pouvez pas m’appeler à 15h ?
Raphaël : Non, ce n’est pas possible. Tu peux retourner chez toi après 15h, mais tu dois rentrer ici pour 17h30. Je peux repousser les règles, mais pas plus. Si c’est trop compliqué, alors tu dois revenir demain.
Lucie : Mais les chats, mon mec, les vêtements, demander la posologie à mon médecin, …
Raphaël explique le règlement de la maison. Ils sortent du bureau et se dirigent vers le hall d’entrée de Transit. Il ouvre le casier n°47 dans lequel ses affaires ont été déposées, à son arrivée. Pour revenir demain ou un autre jour. Ou peut-être ne pas revenir du tout … A cet instant, le portable de Lucie sonne. C’est un appel de Sanatia : elle est acceptée dès lundi ! On peut voir le soulagement dans tout son corps, son visage. « Ouf ! », dit-elle, simplement. Du coup, avant son départ, l’assistant social l’invite à passer par le comptoir de réduction des risques.
Raphaël : ici, tu peux trouver du matériel propre. Notre idée n’est pas spécialement que tu arrêtes ta consommation. Ici, ce n’est pas un lieu de cure avec des médecins. On peut t’aider pour trouver comment arrêter, mais on peut aussi entendre que tu dois consommer.
Mais pas ici quand même !, s’exclame Lucie, avec une naïveté d’enfant.
Non, tu déposes ton matos dans un casier, à l’entrée, répond Raphaël. On te donne un matériel de consommation stérile. Si tu veux consommer, tu reprends ton matos et tu peux le faire de manière plus propre, à l’extérieur. Tout en respectant l’espace public. [2]
La salle est étroite, mais disponible 24h sur 24. A l’abri des regards. Le lieu est anonyme. Lucie a 4 seringues sur elle à jeter. Elles sont enroulées à la va-vite dans du papier essuie-tout, tout tâché de sang. Raphaël lui montre le matériel : des petites cuillères en plastique ou stericups, les tampons pour désinfecter, … Tout est stérile pour réaliser une injection la plus sécurisée possible. Lucie est très attentive. Elle découvre, elle n’avait jamais vu ce type de matériel auparavant. Elle se pique sans précaution… Elle montre ses bras et ses mains. Des blessures profondes, violacées qui font mal, juste au regard.
Quand tu te piques toujours au même endroit, c’est comme un puits sans fond, cela va tout seul au bout d’un moment, m’explique-t-elle.
Raphaël est surpris, c’est une usagère très à l’écoute. Il a l’habitude d’être face à des personnes agitées, déconstruites qui n’ont souvent pas de conseils à recevoir sur leur manière de consommer, encore moins d’un plus jeune qu’eux ! Il est aussi inquiet : capital veineux épuisé ? Infection ? … Il y a clairement un risque d’hépatite C.
Si tu reviens demain, tu pourrais avoir des soins à l’infirmerie, conclut-il.
Comme sur des ressorts
L’entretien se passe à Transit, rue Stephenson, à la frontière entre Bruxelles-Villes et Schaerbeek. A deux pas de la cage aux Ours. Un quartier qui semble plutôt tranquille … Si ce n’est les barreaux fixés à toutes les fenêtres des maisons. Très vite, on apprend que le quartier est aussi précarisé qu’à Ribaucourt, mais la consommation y est moins visible…
Transit, c’est un centre d’accueil et d’hébergement d’urgence à bas seuil d’accès. Ici, les gens n’ont pas l’obligation de venir avec un projet. Se poser, pour commencer, c’est déjà bien. Ils sont en errance et en situation de consommation aigue (drogues, alcool). 20 lits sont à disposition, auxquels s’ajoutent 2 lits d’urgence (sorties de prison, urgence 24h/24) pour une occupation d’une durée de 13 jours. Le taux de saturation est tel que c’est plus théorique que pratique : on ne gère plus ce flux, la saturation de l’aide explose tout en première ligne, la pression est permanente !, confie Transit. [3] Plusieurs éléments contribueraient à installer ce contexte d’engorgement : envolée des prix des loyers, précarisation accrue, discriminations économiques et sociales … Mais avant, il y avait encore certains leviers, poursuit un travailleur, maintenant tout s’éloigne, les structures rehaussent leur seuil d’accès : entre s’occuper d’une personne qui a le plus de problèmes ou celui qui prendra le moins de temps, le calcul est vite fait !
L’urgence, on la sent là, à tout moment. Dans la manière d’accueillir de Kris, coordinateur de l’équipe – tout en jovialité attentive mais chaque minute semble compter – et dans la manière de circuler – dans une énergie de tous les instants. Sur le qui-vive. Ici, on a tous des ressorts à nos fesses, en permanence, confie-t-il, dans un sourire. Quand le ton monte, tout le monde lâche tout, explique-t-il, tout en entamant une visite des lieux.
L’accueil, c’est la zone tampon entre la rue et les locaux de Transit. Dès l’entrée à gauche, la personne s’inscrit et se déleste de ses affaires personnelles, de tout ce qui est prohibé dans le centre. Au début, on met la consigne à disposition, mais il faut parfois du temps pour que la personne s’en serve réellement, précise-t-il. Juste après l’accueil, dans le prolongement de ce même couloir d’entrée, le comptoir de réduction des risques, là où il est possible d’obtenir des conseils et du matériel stérile : seringues, tampons, cuillères, préservatifs, … A droite, l’escalier pour monter au 1er étage vers les lits d’urgence (l’accès est fermé en journée) ou au second, avec les huit studios individuels supervisés (phase IV) qui offrent de se poser, dans un temps plus long et de préparer à la vie en autonomie. [4] Mais la visite se poursuit vers le sous-sol.
« El apoyo mutuo »
On se retrouve soudain à l’extérieur, dans une ancienne cour d’école. Un petit jardin sur la droite, un préau suivi d’un petit salon, sur la gauche. Etrange contraste entre cette sensation paisible – quelques personnes qui fument, qui tapent la balle, écoutent de la musique, … et les explications sur la réalité du quotidien à Transit : » tous les dix jours environ, il ya une ambulance qui vient pour une réanimation, une overdose, un problème de santé majeur. On est formé aux gestes de premiers secours et on reste vigilants. De jour comme de nuit, il peut y avoir une crise d’épilepsie, une tentative de suicide, … ». Dans le prolongement de la cour, un local sert de cuisine – Ali, cuisinier Article 60, avec l’aide de l’équipe, s’occupe tous les jours de faire à manger pour 50 à 60 personnes. Un passe-plat sépare la cuisine de la cantine : on donne une assiette par personne sinon tout le monde met ses mains dans les plats et c’est la guerre ! Les repas sont gratuits, explique Kris.
On reprend l’escalier vers le rez-de-chaussée pour poursuivre la visite par les bureaux que se partagent les travailleurs. Tout au bout du couloir principal, à gauche une salle de réunion – un panneau sert à épingler de nombreuses coupures de journaux : « Ca plane pour la production de cannabis en planque », etc., -, à droite quelques tables, chaises et ordinateurs. Ces espaces fonctionnels, voire aseptisés contrastent avec la bonne humeur des travailleurs qui colore les lieux. Juan, travailleur social, confirme : ici, on pratique quelque chose en voie de disparition, « el apoyo mutuo », l’entraide. Ouvrier pendant vingt ans, il a voulu donner un peu de sens au mot travail et jongle depuis neuf ans maintenant entre entretiens individuels et discussions dans les couloirs, au comptoir de réduction des risques, de jour comme de nuit. Contraste aussi entre cette pleine présence des travailleurs et la lassitude, voire l’usure des corps, allongés sur les bancs du hall d’entrée. Encore des corps fatigués qui trouvent ici de quoi se poser (lire aussi La Consigne Article 23). Le rire nous permet d’évacuer, ce qui ne veut pas dire se moquer des situations difficiles…, précise Manu, depuis douze ans à Transit. Pas besoin de préciser. Il suffit de voir les chaleureuses accolades quand deux anciens usagers passent dire bonjour. Tapes dans le dos et rires égaient soudain le couloir. On est contents de les voir, savoir qu’ils sont en vie, explique Juan.
En tout, ils sont 4 équipes : une équipe de jour , six équipes tournantes – 3 jours de travail (jour/nuit), 3 jours off – une équipe de liaison et l’équipe de travail de rue. Et ce, afin d’assurer une présence continue auprès des usagers, 24h sur 24, 7 jour sur 7. A 3 minimum parce qu’à 2 travailleurs, tu sais que tu commences ta journée sur un pied ! Un travailleur de l’équipe tournante nous souffle combien c’est la nuit que les choses se passent.
L’équipe de liaison, composée de 2 à 3 travailleurs sociaux, est une autre forme d’équipe de jour qui existe seulement depuis avril 2017. Mais elle occupe [déjà] une place magistrale dans la maison, confie le coordinateur. Les équipes tournantes et de liaison constituent le squelette et l’âme de Transit. Elles se glissent dans tous les espaces informels, louvoient dans tous les interstices pour réaliser un travail social de corridor. Pour sortir de l’obligation de résultats … Il s’explique : l’administratif, le quantitatif écrasent nos pratiques. Le temps dédié à la compilation des fiches individuelles informatisées est nécessaire, mais chronophage. Tout comme la complexification des situations administratives des usagers du centre. On se retrouve alors en porte à faux avec ce qui est l’amorce du travail social, à savoir la création du lien. L’équipe de liaison poursuit cette partie du travail que nous faisions tous auparavant, mais jamais assez à notre goût : écouter, temporiser, apaiser. Ils font aussi le lien entre le travail réalisé par l’équipe de rue [5] et ici, dans la structure. Quand un usager passe la porte d’un bureau, très souvent, soit il devient muet, soit il sort sa disquette, autrement dit une version toute faite de son histoire. Ce qui ne permet pas de tisser un véritable lien de confiance entre usagers et travailleurs …
Un travailleur social témoigne : notre fonction permet de créer des liens de confiance avec les personnes dans ce qu’elles vivent et ce qui les préoccupent, sans qu’il y ait d’autres enjeux. Créer ces liens sont indispensables à Transit, souligne Kris. Parce qu’ici, au-delà des trois règles à l’intérieur du centre qui permettent de coexister – à savoir, pas de consommation, pas de violence et respect des horaires – de nombreuses choses se négocient, en fonction de la situation de chaque personne. C’est le cas notamment des sorties. C’est à eux d’évaluer leur capacité à tenir le coup, à ne pas mettre en péril le groupe ou les activités du centre. Ils vont à l’extérieur pour se rendre chez le médecin, pour consommer, …. C’est important de comprendre le sens que revêt la consommation pour chaque individu, souligne encore Transit.
La base du travail est non figée, résume Kris, on tente de rendre le cadre aussi souple que possible, selon la vie des gens, pour les accompagner au mieux. Par exemple, le centre peut prolonger le temps d’accueil fixé théoriquement à 13 jours si la situation l’exige, avancer de l’argent en cas de dettes, Transit a des conventions avec des pharmacies pour permettre de poursuivre certains traitements, … L’équipe est aussi passée maître dans l’art du bricolage : connaissance fine du réseau, orientation vers des cures, vers tel endroit pendant un temps pour ensuite (re)venir à Transit.
De la souplesse, en toute cohérence ?
Mais la réalité d’un tel centre reste qu’il est impossible de s’y projeter ! Et dans les maisons d’accueil, les personnes ne sont pas préparées pour recevoir des usagers de drogues, fait remarquer un travailleur. C’est ce qui est aussi pointé dans leur dernier rapport d’activités : « toujours plus de monde avec moins de perspectives qu’avant en matière d’insertion ». Toujours est-il que les travailleurs issus de formations variées – criminologues, sociologues, éducateurs, assistants sociaux, infirmiers … – posent autant de regards croisés sur les situations rencontrées. Une plus-value évidente dans l’accompagnement psycho-social, mais qui nécessite cependant une sacrée bonne circulation de l’information. Et une certaine cohérence dans les prises de décision. Tous les matins, l’équipe tournante transmet toutes les nouvelles à l’équipe de jour, explique Kris, elle passe en revue les hébergés, avec un temps de présentation plus long pour les personnes nouvellement arrivées.
Autre moment important de mise en résonnances et en échos des fragments d’histoire récoltés : la réunion quotidienne de l’après-midi. Elle réunit l’ensemble des travailleurs de première ligne présents et passe en revue chaque usager reçu dans l’institution. Objectif : héberger, réorienter, faire le point, mettre en perspective.
Pourquoi ne pas prendre cette personne en hébergement ? Ses mains montrent qu’elle est en crise !… Pourquoi ne pas la laisser d’abord se poser une à deux fois par semaine avant d’envisager l’hébergement ? Son projet n’est pas clair… On s’en fout de son projet, on la met à l’abri !
Apparaît toute la difficulté de s’entendre autour de cette réalité : c’est quoi être en crise ? … Chacun dessine les contours de sa propre définition. De même, avec l’idée de « sanction », nécessaire dans tel contexte pour certains, démesurée pour d’autres : la sanction pour la sanction ne sert à rien ! Où, ailleurs qu’ici, chacun sera pris en considération ?…
On cherche, on confronte ses positions, on propose ses pistes d’orientation : Maison d’accueil ? Sanatia ? Petits-riens ? Réseau Bitume ? Retour en structure familiale ? L’îlot ? Albatros ? La Pièce ? Médi-Halt ? Housing First ? Maison de Repos et de Soins à 44 ans ?!… Les noms de structures défilent – même si on entend dire que les pistes se rétrécissent – entre le nombre de doses de méthadones consommées – 30mg, 200mg … Métha, métha, métha – la tête nous en tournerait presque !
Il est aussi question de vigilance : ne pas mettre les usagers hébergés à Transit en danger. De prévention : il a une sorte d’impétigo à signaler au réseau, il peut être potentiellement contagieux. Et de limites : c’est déjà son septième hébergement cette année, il faut casser cette répétition …
Et pendant tout ce temps, le qui-vive ne fléchit pas. les interruptions sont incessantes, les demandes continuent à arriver, de-ci, de -là : les sonneries du téléphone, la porte d’entrée continuent à retentir. Pas d’apaisement. Le flux permanent d’usagers ne se tarit pas. Kris a toujours ses ressorts bien calés sous ses fesses. Finalement, sa prise de notes est reprise par une de ses collègues. Et la réunion se poursuit, comme si de rien n’était.
Expertise de terrain pour nourrir les politiques
A 16h, la réunion se termine, mais c’est alors le temps de l’encodage. Transit a un programme conçu sur mesure pour l’institution qui permet d’avoir une vue psycho-sociale de la personne en un clic, les motifs d’exclusion de l’institution, etc. Mais cela demande aux professionnels de jouer le jeu, de consacrer du temps à nourrir l’outil avec ces données. Données précieuses dont s’empare l’équipe de seconde ligne pour appuyer certaines recommandations politiques, confirmer le bien-fondé d’un nouveau projet. D’autant plus depuis que Transit s’est vu confier le rôle d’Opérateur Régional Bruxelles Assuétudes (ORBA).Missions : coordonner et opérationnaliser les mesures prises par la Région de Bruxelles-Capitale en matière de politique drogues sur base du Plan Global de Sécurité et de Prévention. [6] C’est dans ce cadre qu’un centre intégré à très bas seuil d’accès verra bientôt le jour (lire plus bas). Par ailleurs, Transit soutient également, dans le cadre des Plans bruxellois de Prévention et de Proximité, les 19 communes bruxelloises dans la conception et le développement des projets de prévention. Pour Laurent Maisse, coordinateur de ces nouvelles missions, c’est une manière de reconnaître l’expertise et la légitimité de Transit dans la prise en charge et la gestion de la problématique des assuétudes depuis 20 ans. Vu de Liège, là où il travaillait auparavant, c’est une institution qui a toujours été inspirante, dans la réflexion et le développement permanent de nouvelles manières de travailler. Certains de nos partenaires pourraient avoir peur qu’on ne devienne l’interlocuteur unique du politique, mais c’est un travail qui se fait avec l’ensemble des acteurs de terrain, insiste-t-il. La thématique « drogue et assuétudes » de ce plan régional est d’ailleurs le résultat d’une écriture partagée avec les acteurs de terrain et s’appuie sur une vision très large, complète et diversifiée de ce qui existe déjà. Ce plan fait lien et intègre les différents plans déjà existants, se réjouit-il.
Plus spécifiquement, pour l’équipe de Transit, c’est un financement supplémentaire qui permet à tous de souffler un peu !, reconnaît le responsable ORBA. Au-delà, c’est aussi un nouvel outil qui pourrait bien répondre, en partie, à cette interrogation : Il nous arrive encore bien souvent d’être témoins de situations personnelles et environnementales que nous qualifions d’inacceptables d’un point de vue humain et sociétal, confient les travailleurs de Transit dans leur rapport d’activités, la question de la dignité se pose alors ouvertement. Sans solutions concrètes, nous nous demandons très régulièrement : « Et maintenant, « on fait quoi de ça ? », de ce que nous entendons, voyons, observons, constatons.S’inscrire dans une co-construction des politiques drogues pourrait permettre de créer un lien étroit et précieux entre constats de terrain et interpellations politiques …
17h30 : c’est le retour des usagers hébergés à Transit. Certains reviennent bien cassés. Il faut pouvoir gérer ces retours !, témoigne un des travailleurs. A 19h, c’est l’ouverture des chambres à l’étage, suivie à 19h30, de l’arrivée de l’équipe de nuit. Parce que la nuit non plus, il n’y a pas de relâche possible : toutes les heures, c’est le tour des chambres pour vérifier qu’il n’y a pas de signes de détresse dans l’une ou l’autre chambre. On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec le quotidien dans les prisons. Mais, à l’opposé de cette ambiance sécuritaire, Transit tente de permettre le plus de mouvements possibles. De créer le plus de liens possibles. Ce qui exige une attention de tous les instants. Un qui-vive permanent.
Stéphanie Devlésaver, CBCS asbl, janvier 2019
Transit : Une « casquette sécuritaire » tout relative
C’est en 1995 que Transit est né comme centre d’hébergement et centre de jour pour usagers de drogues. Dans un contexte politique et social tendu, il est financé [encore, en partie, aujourd’hui] dans le cadre des Contrats de Sécurité ¨[devenus PSSP], mis en place par le Ministère de l’Intérieur (lire rapport d’activités 2017). A l’époque, il y a eu une levée de boucliers de certaines structures associatives, se rappelle Kris Meurant, coordinateur, nous avions d’abord une casquette sécuritaire, au vu de notre financement. Mais peu à peu, Transit s’est fait une place dans le secteur parce que les autres professionnels ont compris que nous nous distanciions de cette étiquette dans notre travail… Ce qui ne les empêche pas de travailler avec les forces de l’ordre. Elles nous envoient des personnes trouvées en rue, explique Kris. Si ce contact amorcé par la police ne donne souvent rien dans un premier temps – ce n’est pas le bon moment. Dans 90% des cas, quand on demande aux personnes si elles veulent rester, elles s’en vont ! – mais elles reviennent souvent plus tard. Avec la police, Transit n’a pas de compte à rendre, elle joue carte sur table, leur explique comment elle travaille : si vous avez un usager de drogues, contactez-nous, on peut venir le chercher ou vous pouvez l’amenez ici … La collaboration se passe bien, mais vu le turn-over des policiers, le travail est sans cesse à refaire, déplore le coordinateur. Et il fait le constat d’un régime de plus en plus sécuritaire … Depuis 2005, Transit travaille aussi avec les détenus et ex-détenus : informations données en prison pour favoriser la continuité des soins (traitement pendant et à la sortie de prison). Le centre travaille aussi énormément en réseau : WAB (Wallonie/Bruxelles), BITUME, … A travers tous ces dispositifs, ces collaborations, ces manières de travailler, un même objectif : atteindre les publics les plus marginalisés, ceux qui ne se retrouvent même pas dans les structures de première ligne, conclut Kris Meurant.
Les 9 projets de Transit, créés au fil du temps
1995 : Centre de jour et d’hébergement de crise
1999 : Comptoir d’échange de seringues LAIRR (lieu d’accueil et d’information en Réduction des Risques)
2005 : Formalisation du travail avec les détenus et ex-détenus
2008 : Création du projet Phase IV (appartement supervisé)
2012 : démarrage du travail de l’équipe de rue
2014 : Création du projet Phase 5 de consolidation du suivi des personnes ayant intégré un logement individuel
2016 : La Région Bruxelles-Capitale lui confie le rôle d’ORBA
2017 : Création de l’Espace femmes.
Pour plus d’infos sur chacun des projets, lire le rapport d’activités 2017.
Par ailleurs, en matière d’accès au soin et de traitement de dépendances, un vaste chantier est lancé à Bruxelles : un Centre intégré de traitement de la toxicomanie
« Le gouvernement bruxellois a inscrit dans son projet de budget pour l’an prochain, un montant de 5 millions d’euros destiné à la création d’un centre intégré de traitement des dépendances. Celui-ci devrait ouvrir ses portes dans la zone du Port de Bruxelles d’ici 2023, a indiqué le ministre-président bruxellois Rudi Vervoort, au cours d’un entretien avec l’agence Belga. Pour celui-ci, la question des drogues doit être examinée sous l’angle de la santé publique et non uniquement d’un point de vue répressif. » Pour lire l’article intitulé 3500 m² pour aider les toxicomanes près de la Gare du Nord, Le Soir, 6 décembre 2018
Notes
[1] Prénom d’emprunt.[2] Actuellement, la loi ne permet pas encore d’encadrer la consommation des usagers de drogues. C’est en ce sens que Transit soutient l’ouverture de salles de consommation à moindre risque.[3] En 2017, leur rapport d’activités fait à nouveau le constat d’une fréquentation record au centre de crise avec un nombre total de 11 941 prises en charge. Pour le centre d’hébergement, c’est aussi un taux de fréquentation supérieur à 2016 (+ 142 jours d’hébergement) alors qu’il s’agissait déjà d’une année record.[4] Entre le 1er janvier et le 31 décembre 2017, 16 personnes différentes ont pu bénéficier d’un hébergement dans leurs 8 studios. La durée moyenne des séjours s’est considérablement allongée, constate le rapport d’activités : de 3 mois en moyenne auparavant, la durée de séjour est passée à plus de 8 mois. Cette décision de prolonger plus souvent la durée des séjours découle au final d’un choix institutionnel totalement assumé par l’équipe d’offrir toutes les chances et le temps nécessaire à leurs résidents pour trouver une solution d’hébergement durable, surtout au vu de la dégradation des conditions d’accès au logement en région bruxelloise.[5] En 2012, Transit crée une équipe de rue pour les personnes tellement en crise qu’elles n’arrivent pas à la porte de l’institution : 2 travailleurs sociaux font un travail de réduction des risques, d’accompagnement, …[6] La Région de Bruxelles-Capitale obtient davantage de compétences suite aux différentes réformes de l’Etat. En 2015, un nouvel organisme d’intérêt public est créé : Bruxelles Prévention-Sécurité (BPS). Ce dernier nomme Transit comme Opérateur Régional Bruxellois en matière d’Assuétudes (ORBA) concernant la troisième thématique (« drogues et assuétudes ») dans le cadre du Plan Global de Sécurité et de Prévention (PGSP). L’institution reçoit de nouvelles missions et des subsides plus importants qui constituent aujourd’hui la plus grande partie de son financement.